Arrivé pile à l’heure du rendez-vous, seul, Nikanor retire ses lunettes de soleil pour l’interview. « Je ne veux pas faire artiste », annonce-t-il en riant. Faire artiste : comprenez « faire la star ». Il en est l’antithèse. Sa musique, sa voix, sa simplicité et sa sincérité en ont fait un des chanteurs les plus populaires au Bénin.
Dans ce premier opus, Le Fils du pays, Nikanor compile ses succès, comme le classique Yinkô Tché, et des nouveautés qui mixent morceaux d’inspiration traditionnelle dans les rythmes et les percussions, musiques urbaines aux beats imparables, et paroles en français, en fon, mina ou yoruba, des langues nationales, le tout sur des mélodies entraînantes qu’on garde en tête après les avoir entendues.
10 ans pour un album, c’est long… « On a pris le temps d’apprendre, d’avoir une maturité musicale, explique le trentenaire. Aujourd’hui, on a les moyens de défendre un album parce qu’il y a eu beaucoup de travail sur le plan artistique, scénique et parce qu’on a les moyens de diffuser les titres sur des plateformes internationales. Ce n’est pas juste pour le quartier ! ».
Il y a d’autres raisons : Nikanor reconnaît avoir vécu sur ses singles. Il a aussi connu les aléas des maisons de production locales et plusieurs contrats avant de rejoindre Assouka Music, créée en France par un compatriote, où on voit plus grand pour lui.
Débuts musicaux à la chorale de l’église
Pourtant Nikanor ne rêvait pas d’une telle carrière. « J’aimais la musique, je chantais petit avec ma maman, mais ce n’était pas une ambition », confie Hervé Ahehehinnou à l’état civil. Né dans une famille modeste, aîné de 6 enfants, il débute dans la chorale enfantine de son église, où, plus grand, il apprend les percussions et la batterie pour rythmer les messes. Le responsable de section remarque son grain de voix. Le parcours classique des musiciens béninois.
Chez lui, on écoute beaucoup de traditionnel et la religion chrétienne cohabite avec les pratiques vaudou. C’est à l’université que tout bascule. « J’étais étudiant en biologie, j’avais un groupe, on interprétait mes propres chansons. J’ai envoyé un enregistrement à Steev Berchet Chabi, l’animateur vedette de la radio du campus. Il a trouvé que j’avais quelque chose de nouveau. Et c’est parti de cette rencontre. La musique m’a arraché à l’école ! », raconte celui qui se voyait bien exercer dans un laboratoire. Steev Berchet est toujours à ses côtés pour l’accompagner avec ce « bébé ».
Le mot n’est pas choisi au hasard. La pochette illustrée montre une cérémonie de présentation d’un nouveau-né au village : une femme lève vers le ciel un enfant avec, déjà, des lunettes de soleil ! Un choix « symbolique, confie Nikanor. C’est en fait mon album que je présente au public ».
Un choix qui reflète aussi son attachement à sa culture. « Je suis un jeune connecté, de son temps, et j’ai le respect des aînés. Je ne tourne pas le dos à mes racines. Comme on dit ici, c’est à l’ancienne corde qu’on tresse la nouvelle ! »
Textes à message
Multiprimé au Bénin Top 10 (récompenses de la scène musicale béninoise), Nikanor, auteur de tous ses textes, passé à ses débuts du rap au r’n’b, trace une voie singulière entre tradition et urbanité. Sa marque de fabrique naît d’un autre mélange : il interprète des morceaux qui donnent irrésistiblement envie de bouger et qui, à travers des histoires de vie, portent des messages sans asséner de leçons de morale.
La chanson Mahugnon (Dieu est bon), écrite en mémoire de son père, inspirée de sa propre vie, très aimée au Bénin, parle d’un jeune qui se bat pour s’en sortir et finalement peut soutenir ses proches. Cherifa évoque les jeunes filles attirées par l’argent facile. Des textes dans lesquels la société béninoise se retrouve.
« La musique doit changer quelque chose dans la vie de ceux qui écoutent ! Elle est faite pour danser, s’éclater, mais aussi pour faire réfléchir » affirme Nikanor. Même ses clips se démarquent du bling bling ambiant par des scènes de rue et des situations quotidiennes.
Dans Yinkô Tché (mon nom), titre en forme de prière sorti en décembre 2019, succès qui a marqué un tournant dans son parcours, il marche en tenue locale, sac au dos, avant d’être pris en stop dans la charrette d’un paysan au nord du Bénin. Pour l’artiste, originaire du sud du pays, « quand tu véhicules un message, ça doit se voir dans ton image ».
Lui dire que son image, c’est plus « gentil garçon » que « bad boy » l’amuse et il a raison puisqu’il rassemble toutes les générations, les parents comme les jeunes. Sa réputation, c’est aussi celle d’un jeune crooner, ce que l’album confirme : sur la moitié des titres, Nikanor chante la séduction, le mariage, l’amour sous toutes ses formes, seul ou en duo, notamment avec Sèssimè (en 2020, il lui avait déclaré sa flamme sur les réseaux sociaux, avec à la clé, un buzz, le hit Toi et moi et des rumeurs de relation).
Grâce à l’héritage culturel qu’il s’approprie, les messages qu’il transmet et l’image qu’il donne, « Le Fils du pays » se voit adoubé par de glorieux aînés : Nel Oliver, Vincent Ahehehinnou, le chanteur du légendaire Poly-Rythmo qui est son grand-oncle, et Danialou Sagbohan. Ce monument de la musique béninoise apparaît même sur Ayiha, en incarnant un père qui prodigue des conseils à son fils. Le jeune homme mesure sa chance, « jouer avec le doyen Sagbohan, c’est une grâce ».
Prochaine étape : Nikanor, peu habitué aux concerts live, sera sur scène avec une dizaine de musiciens lors d’une tournée nationale. Bien connu en Afrique de l’Ouest, il est prêt à tenter l’international avec ses 17 chansons-là car « le plus important, c’est l’énergie, la vibe, notre identité, nos percussions ». La sortie de l’album, le 16 juin, coïncidait avec son anniversaire. « Ce n’est pas fait exprès, assure Nikanor en riant. Promis, le prochain ne prendra pas 10 ans ! »