La déferlante des écrivains d’Afrique et de la diaspora, déjà présente depuis une décennie au moins, s’est transformée cette saison en tsunami. Abdulrazak Gurnah (Prix Nobel 2021), Damon Galgut (Booker Prize 2022), David Diop (International Booker Prize 2021), Boubacar Boris Diop (Neustadt International Prize for Literature 2021), Djaïli Amadou Amal (Goncourt des lycéens 2020), sans oublier bien sûr Mohamed Mbougar Sarr (Prix Goncourt 2021).
D’aucuns peuvent penser que cette belle moisson 2021-2022 n’est qu’un hasard heureux, dû à la publication simultanée de quelques bons livres. Il n’en est rien. La réalité est que ces prix ne dévoilent que la partie émergée de l’iceberg de l’immense réservoir d’écrivains talentueux originaires du continent et de sa diaspora. Pour preuve, dans la plupart des cas, d’autres auteurs africains figurent dans la liste des finalistes. Ainsi, sur la liste finale du Booker Prize dont Damon Galgut est sorti vainqueur, se trouvait également une écrivaine somalienne, Nadifa Mohamed. Plus parlant encore, deux des cinq de la short list du Booker 2020 étaient Africaines, la Zimbabwéenne Tsitsi Dangarembga et l’Ethiopienne Maaza Mengiste.
Une explosion sur la totalité du continent
Dans le même sens, il faut aussi prendre en compte tous ces écrivains dont les ouvrages sont retenus dans la liste des «Meilleurs livres de l’année» établie chaque année par des grands magazines littéraires. Ainsi, pour le New York Times Book Review, le meilleur roman 2021 a été celui de l’écrivaine camerounaise Imbolo Mbue. Ces talents se retrouvent également dans les domaines dont on parle moins: citons la Nigériane Nnedi Okorafor, couronnée deux fois, respectivement par le Hugo Award et le Nebula Award, les deux prix les plus prestigieux de la science-fiction.
Enfin, il faut rappeler que bien avant Abdulrazak Gurnah et Damon Galgut, les Nigérians Wole Soyinka et Ben Okri ont été respectivement lauréats du Prix Nobel (1986) et du Booker Prize (1991). Je ne peux m’empêcher ici de mentionner un prix non littéraire, le Prix Pritzker d’architecture, considéré comme l’équivalent du Nobel de la discipline, attribué au Burkinabé Diébédo Francis Kéré, une première pour un Africain.
L’un des aspects les plus gratifiants de cette explosion littéraire à laquelle nous assistons est qu’elle se manifeste sur la totalité du continent, du Cap à Dakar, de Yaoundé à Addis-Abeba, de Zanzibar au Mozambique. Elle touche aussi bien les aires anglophone que francophone et lusophone où le Prémio Camões, le prix le plus prestigieux dans cette langue, a été décerné à la Mozambicaine Paulina Chiziane pour l’ensemble de son œuvre. Je ne peux que recommander la lecture de son roman Le Parlement conjugal: une histoire de polygamie (Actes Sud, 2006).
Pourquoi la reconnaissance a-t-elle attendu?
Une chose d’importance à noter également: la contribution à ce boom littéraire est paritaire, les écrivaines y participent autant que les écrivains, comme le démontrent les quelques exemples que j’ai cités plus haut.
Pourquoi cette littérature n’acquiert-elle cette haute visibilité que maintenant? Cela est dû à la conjonction de plusieurs facteurs. D’abord, le monde est plus ouvert à la diversité. Il fut un temps où, en France, seule Présence Africaine (et peut-être un peu Le Seuil) publiait les auteurs africains. Aujourd’hui, toutes les grandes maisons françaises d’édition les publient, non pas en leur offrant une niche en tant qu’«auteurs africains», mais en les traitant comme tout auteur, sur le seul critère de la valeur littéraire de l’œuvre. Cela a permis de susciter une riche émulation créatrice.
Ensuite, les progrès technologiques font que les manuscrits circulent et se partagent plus facilement. Fini le temps où Chinua Achebe envoyait à Londres, par la poste, à une agence de dactylographie dont il avait découvert par hasard l’adresse dans une annonce d’un journal, l’unique exemplaire de son manuscrit – écrit à la main s’entend – de son roman fondateur, Things Fall Apart (Tout s’effondre en français). Il avait un moment cru que le manuscrit était perdu après être resté sans réponse pendant plusieurs mois.
Mais le plus grand changement vient des écrivains eux-mêmes. Désormais émancipés de la tutelle intellectuelle occidentale, décolonisés d’esprit, ils saisissent à bras-le-corps leur(s) histoire(s) dans toute leur complexité et la content et racontent sans concession, en créant leur propre esthétique. Ils se sont approprié les langues européennes dans lesquelles ils écrivent, des langues qu’ils ne considèrent plus comme étrangères. En vérité, leur heure est arrivée, «l’heure de nous-mêmes», comme dirait Césaire. Leurs voix longtemps marginalisées sont désormais entendues et écoutées, et permettent ainsi d’éviter le danger d’un narratif unique du monde («the danger of a single story»), jusque-là dominant, pour reprendre les mots de l’auteure nigériane célébrée Chimamanda Ngozi Adichie.
Il faut reconnaître que la dynamique de ce boom littéraire se situe du côté anglophone, pour une raison très simple. Il y existe des dizaines de revues littéraires en ligne, véritables viviers d’écrivains. Ces derniers écrivent énormément de nouvelles. Les nouvelles, genre majeur chez les Anglo-Saxons mais méconnu en France, sont de véritables laboratoires de création dans lesquels les jeunes écrivains se font la dent. En accompagnement, des dizaines de prix existent, souvent bien rémunérés, pour récompenser ces nouvelles, l’un des plus prestigieux étant le Caine Prize for African Writing.
Mais combien de lecteurs en Afrique?
De tout ce qui précède, ce qui constitue pour moi la vraie révélation de cette saison 2021-2022, et que je considère comme un tournant, est l’irruption spectaculaire de la littérature africaine francophone sur la scène internationale, dans la cour des grands. Celle-ci est enfin devenue autonome, elle n’est plus une province, un appendice de la littérature française de France. Paris n’est plus le passage obligé pour être reconnu. David Diop, avec son International Booker Prize, a obtenu ce que jusqu’ici aucun auteur français ou francophone n’a eu. Boubacar Boris Diop, avec le richement doté Neustadt International Prize for Literature, considéré par le New York Times comme «le prix littéraire le plus prestigieux après le Nobel», est ainsi davantage célébré à New York qu’à Paris. Mohamed Mbougar Sarr quant à lui avait obtenu le Hennessy Book Award avant son couronnement par le Goncourt.
Il ne faudrait cependant pas céder à l’autosatisfaction. Les questions à se poser quant à l’avenir de cette littérature demeurent légion. Ces succès, cette nouvelle visibilité, vont-ils impulser la diffusion du livre en Afrique ou accroître le nombre des lecteurs? Ce sont là des questions qui dépassent les écrivains. Tant que les acteurs politiques ne s’attelleront pas à donner une priorité à l’éducation et en particulier à l’alphabétisation, l’avenir de cette littérature ne sera pas garanti, il n’y aura pas de génération préparée à prendre la relève.
Que de chemin parcouru depuis les indépendances par cette littérature qui, à ses débuts, n’était qu’un objet de curiosité que certains intellectuels français qualifiaient avec condescendance de «littérature d’instituteur» et qui, aujourd’hui, impose une voix et une vision autre du monde! Les semences plantées par tous ces aînés de la première génération ont bien germé. J’écris et je crie les noms de quelques-uns de ceux qu’on a tendance à oublier: Olympe Bhêly-Quenum, David Diop – le poète de Coups de pilon –, Bernard Dadié, Ferdinand Oyono…
Vive le Sénégal
Je me permets de terminer cet article par une note personnelle. Il fut un temps où l’avant-garde de la littérature francophone se situait au Congo, avec les Tchicaya U Tam’si, Sony Labou Tansi, Henri Lopes, Jean-Baptiste Tati Loutard, Alain Mabanckou. Aujourd’hui, avec David Diop, Boubacar Boris Diop et Mohamed Mbougar Sarr, le flambeau paraît être passé au Sénégal. Léopold Sédar Senghor doit certainement sourire du paradis des écrivains où il se trouve, lui à qui l’on attribue ces propos à l’intention d’un blanc-bec qui avait osé l’interpeller en lui demandant ce que le nègre qu’il était faisait en France: «J’enseigne le français aux petits Français de France!» Belle revanche.
Emmanuel Dongala est écrivain. Il a vécu au Congo-Brazzaville jusqu’à un exil forcé à la fin des années 1990. Accueilli aux Etats-Unis grâce à son ami Philip Roth, il enseigne la littérature et la chimie au Bard College dans le Massachusetts. En 2011, il a reçu à Genève le Prix Ahmadou-Kourouma pour son roman Photo de groupe au bord du fleuve (Actes Sud, 2010).