«Je ne veux pas mourir /les mains en l’air /ni /les jambes écartées.» La matière poétique de Koleka Putuma, l’une des nombreuses voix contemporaines de la riche poésie sud-africaine, est à l’intersection de deux héritages en percussion. Il y a la fille de pasteur, noire et chrétienne dans un pays, toujours en proie aux fantômes de l’apartheid, et puis la jeune femme queer dans une société homophobe, dans laquelle les viols correctifs des lesbiennes sont encore monnaie courante. C’est un carrefour sombre, empreint de violences et de colère, de cris et de pleurs, mais aussi le creuset d’une joie émancipatrice qui donne toute l’ambivalence et la puissance de sa prose. Citons ces vers en guise de recadrage : «J’écris, aussi, des poèmes d’amour, /mais /vous ne voulez voir ma bouche que déchirée par la révolte, /comme si ma bouche était une blessure /remplie de pus et de gangrène.»
Rien d’étonnant donc à ce que la poétesse, aussi dramaturge avec six pièces à son actif, jouisse déjà, à moins de 30 ans, d’une reconnaissance par-delà les frontières de son pays. Son second recueil Amnésie collective, tout juste traduit en français par Pierre-Marie Finkelstein, pour les éditions Lanskine, s’y est vendu à plus de 10 000 d’exemplaires depuis sa publication en 2017, ce qui en fait à ce jour l’ouvrage de poésie nationale le plus vendu en Afrique du Sud. Voilà pour les présentations. Mais il ne faut pas réduire la poésie de Koleka Putuma à ses thèmes (pêle-mêle l’amour, la condition noire et l’esclavage, la religion, la haine de soi, l’identité queer, la famille, l’hypocrisie machiste des milieux progressistes, y compris noirs, etc.).
Sa forme questionne en neutralisant les marqueurs de genre dans la langue l’élaboration d’une poésie que l’époque dirait inclusive. Ce qui oblige un effort redoublé dans la traduction vers le français (pour les pronoms, le fameux «you /tu» ou l’accord des participes). L’on sent aussi l’influence de la performeuse avec des textes dont les punchlines prédicatrices («chaque nom /est un évangile enfermé dans mes os. /chaque nom /psalmodie /Black girl- /Live ! /Live ! /Live !») sonnent comme un bon vieux slam. La poésie est ici un chant cathartique qui vient panser les plaies encore béantes d’une Afrique du Sud dans le déni de ses démons passés et présents.
L’extrait
GRANDIR EN ETANT NOIR·E & CHRETIEN·NE
Le premier homme
que l’on t’apprend à révérer
est un homme blanc.
Ensuite tu vas à l’école et tu apprends
la même chose.
Nous ne cillons pas.
Nous posons des questions.
Et c’est comme ça
partout.
Tout le temps.
L’évangile
est la manière dont la blanchité entre chez nous par effraction
et nous met à genoux.
Koleka Putuma, Amnésie collective, éd. Lanskine, 16 euros.