En 2010, alors que la célébration du cinquantenaire des « indépendances chacha » bat son plein sur le continent, Achille Mbembe, qui vient de publier aux éditions La Découverte Sortir de la grande nuit, essai sur l’Afrique décolonisée, tient ce langage : « L’Europe n’est plus notre obsession, oublier la France peut être un point de départ pour imaginer quelque chose de différent. Pourquoi restons-nous enfermés dans cette impasse ? »1 En novembre 2017, quelques heures avant le fameux « discours de Ouagadougou » du président Emmanuel Macron, il persiste et signe avec Felwine Sarr une tribune au vitriol dont le titre retentissant résonne encore aujourd’hui comme un mot d’ordre : « Africains, il n’y a rien à attendre de la France que nous ne puissions nous offrir à nous-mêmes. »2 C’est donc fort logiquement que l’on a été sidéré de découvrir plus tard dans une chronique de sa plume qui fera polémique au Cameroun3, le « nouveau réalisme » qu’il prêche dorénavant et qui consiste, « pour la France comme pour ses alliés occidentaux », « …[à] organiser une nouvelle “grande transition” », « à l’exemple du général de Gaulle en 1944 ».
Comment comprendre ce retournement spectaculaire du discours de l’un des penseurs les plus brillants et les plus féconds de notre temps ? Comment comprendre qu’une pensée de l’émancipation puisse déboucher sur l’apologie de la domination ? Comment comprendre que l’ambition visant à libérer les esprits de l’emprise de la « Bête » se solde par la décision de servir « la République et sa Bête »4 ?
L’HEURE DES PROPOSITIONS
Achille Mbembe s’en est expliqué à plusieurs reprises et de plusieurs manières à travers la médiasphère. Une des raisons qu’il a avancées est la suivante : « Pour accompagner ce processus, […] le président voulait quelqu’un […] capable de dresser des constats nouveaux parce qu’il en faut, mais aussi de passer de la critique à des propositions, car c’est de cela que nous avons le plus besoin en ce moment »5. La critique ne serait donc plus à l’ordre du jour ; l’heure, désormais, est aux propositions.
Des treize propositions que contient le rapport au titre programmatique : Les nouvelles relations Afrique-France : relever ensemble les défis de demain (désormais NRAF), qu’il a remis au président Macron en réponse à la lettre de mission que ce dernier lui avait adressée le 8 février 2021, la plus forte et la plus emblématique est sans doute la toute première, qui porte sur la création d’un « Fonds d’innovation pour la démocratie »6. Un an après l’annonce de sa création, à Montpellier, le « Fonds », qui s’est mué entre-temps en « Fondation de l’innovation pour la démocratie », a été lancé le 6 octobre 2022 à Johannesburg (Afrique du Sud) ; lancement aussitôt suivi par un cycle de forums organisés successivement à Johannesburg, à Yaoundé (Cameroun) et récemment à Alger (Algérie), autour du projet « Notre Futur – Dialogues Afrique-Europe ».