Elles se sont passé le relais sur scène comme d’autres sur une piste d’athlétisme. En coéquipières bienveillantes les unes avec les autres, se mettant respectivement dans les meilleures conditions pour accomplir leurs performances individuelles successives. Quand Imany, au terme d’un set à l’esthétique aussi travaillée que plaisante, laisse le public de Juan-les-Pins avec « la papesse Angélique Kidjo », celle-ci achève sa prestation sur les incontournables Afirika (rebaptisé Mama Africa par Kids United) et Pata Pata de Miriam Makeba en conviant à son tour à ses côtés Fatoumata Diawara, chargée de clore la soirée.
En guise de cent mètres, elles se sont données chacune durant une heure – l’équivalent d’un sprint pour ces artistes capables d’endurance. Toutes tendues vers un même objectif que l’on voit apparaitre au fil des concerts, au-delà de leurs personnalités et styles différents. Il y a d’abord Imany et sa bande de violoncellistes doux dingues tout de blanc vêtus et encapuchonnés, tous regroupés, le poing levé pendant que défilent les secondes et que seules les cigales continuent de chanter dans les pins parasols voisins. « Il n’y a que la solidarité qui nous sauvera », lance la chanteuse française aux origines comoriennes après avoir défini son spectacle Voodoo Cello comme « un concept pour se libérer ».
Puis c’est la diva béninoise, fidèle à son tempérament de pile électrique, qui introduit son hommage à Celia Cruz à laquelle elle a consacré un album en 2021, en expliquant que la Cubaine lui avait « tout à coup donné des ailes » lorsqu’elle était venue jouer au Bénin dans les années 70 : la salsa, « musique de mecs » comme l’imaginait jusque-là la jeune Angélique, pouvait donc se décliner au féminin ! « Donc vous, les femmes, vivez votre vie, faites ce que vous avez envie de faire ! », conclut avec autorité celle qui a reçu en mai à Stockholm le Polar Prize, considéré comme le Nobel de la musique.
En écho à ses propos, la Malienne Fatoumata Diawara dédie, elle aussi, un titre de son répertoire « à toutes les femmes de la planète » entre deux riffs de guitare qui font lever l’assistance d’elle-même. Exactement ce qu’attendaient les organisateurs : « Chacune [des chanteuses] va porter quelque chose au-delà de la musique, délivrer un message et on aime ce principe-là qui est évidemment politique, sachant que par essence on veut que ce soit la fête sur scène », prédisait quelques heures plus tôt Reno Di Matteo, coprogrammateur de l’édition 2023 de Jazz à Juan. Sur le plan artistique, l’idée était de « montrer que le jazz est soluble dans les autres musiques », ajoute-t-il, heureux que les étoiles se soient alignées pour réunir le même soir ces trois chanteuses, filles du continent africain et de l’océan Indien.
Le modèle Kidjo
Angélique Kidjo, l’aînée, tient une place particulière pour Fatoumata Diawara qui la qualifie de « légende vivante ». “C’est une grande dame qui a préparé le terrain pour nous. Si elle n’avait pas tenu bon et montré que les femmes pouvaient avoir une place dans ce milieu, j’aurai beaucoup douté avant de m’engager dans cette voie », reconnait-elle. « C’est quelqu’un qui va œuvrer pour vous dans l’ombre. Elle m’a beaucoup aidée, m’a mis sur des projets alors que je n’avais rien demandé », assure pour sa part Imany.
L’intéressée, qui rappelle l’influence exercée sur elle par la Sud-africaine Miriam Makeba, joue la carte de l’humilité mais s’est rendu compte au cours de ses déplacements en tant qu’ambassadrice de l’Unicef que d’autres l’ont aujourd’hui prise pour exemple, que son art était « plus grand » qu’elle, que sa personne « disparaissait » derrière ses chansons emblématiques comme Agolo. Ses multiples engagements, entre autres avec sa fondation Batonga, sont l’héritage de valeurs transmises au sein de sa famille. Impossible, « quand on les a intégrées et que ça permet d’être équilibré », de faire autrement que d’être « dans le don de soi à travers la musique et au-delà, pour faire avancer la société », considère la chanteuse qui désigne le responsable de nombreux maux et s’interroge : « Quand est-ce qu’on va comprendre que l’être humain doit être au-dessus du profit ? »
Pour Imany aussi, « avoir un accès direct au cœur des gens » par la musique fait naitre des responsabilités. « À quoi ça sert si ce n’est pour les idées que tu as envie de défendre ? ». Elle voit sa popularité comme « un privilège et à la fois un honneur parce qu’on peut profiter de cet espace pour rallier les gens à une cause plus grande que nous ». L’endométriose, sujet longtemps tabou et dont elle s’est emparée publiquement depuis plusieurs années, est aujourd’hui mieux prise en compte en France, à la fois par les pouvoir public, mais aussi certaines entreprises majeures.
De son côté, Fatoumata Diawara, qui a fait de la lutte contre l’excision un de ses combats, estime que « les vrais artistes sont engagés », car ils savent « mettre des mots sur des émotions dans lesquelles les gens se reconnaissent », entre blessures d’enfance, non-dits et traumatismes de toutes sortes. « Sinon pourquoi les spectacles seraient pleins ? », sourit la Malienne, comparant artistes et public à « des malades » qui vont « à l’hôpital ». À Juan-les-pins, ce soir-là, en compagnie d’Imany et Angélique Kidjo, elle a soigné plusieurs milliers d’âmes.