Elle a joué dans les salles et les festivals les plus prestigieux de la galaxie électro – le Sónar à Barcelone, Villette Sonique, We Love Green, les Concrete à Paris ou le Berghain, temple de la techno à Berlin… La DJ tunisienne Deena Abdelwahed, signée chez la prestigieuse écurie InFiné, créatrice d’un beau premier album en 2018, Khonnar, fait office de nouvelle coqueluche de l’électro arabe.
Pourtant, quand il s’agit de définir sa musique, la jeune femme de 34 ans, se révèle sourcilleuse, pesant chaque mot avec soin. Par exemple, ne tombez pas dans ce piège ethnocentré d’évoquer un style « électro » qui « incorporerait » des rythmiques arabes… Ne prononcez pas non plus le mot « fusion ».
Pour elle, chaque vocable compte, et l’extrême minutie dans leur choix, accompagne une pensée et une création millimétrée. « Certains utilisent par exemple des boîtes à rythmes TR-808 comme noyau dur, et décorent cette ‘ossature’ de quelques derboukas. Ce n’est pas ma démarche… » précise-t-elle.
Pour elle, l’électro, l’informatique constituent des « outils » pour forger une musique arabe contemporaine. Une expression artistique en constante évolution, qui l’amène à explorer de nouveaux chemins, de nouveaux territoires. Ainsi, dans l’antre du prestigieux Institut de Recherches et Coordination Acoustique/Musique, l’IRCAM, fondé par Pierre Boulez, elle joue sur une « table d’écolier » munie de capteurs.
« Les outils informatiques ou les logiciels usuels, comme Ableton, se révèlent parfaitement adaptés pour composer de la house, de la techno ou des genres ‘occidentaux’, souvent sur le temps, analyse-t-elle. En revanche, pour créer des musiques arabes, avec leurs accents et leurs swings complexes, cela devient moins intuitif. La démarche nécessite un énorme travail de recherche, d’écriture et de programmation. Il faut être un peu geek… » Ce qu’elle est, assume-t-elle.
Une enfance qatarienne
Pour comprendre son parcours, il faut replonger dans son enfance, à Doha, où ses parents, infirmiers, travaillent. De ses premières années dans la moderne capitale du Qatar, elle garde le souvenir « d’un brassage de cultures et de traditions musulmanes, hindoues, chrétiennes, de citoyens originaires du monde entier » : « Il y a un fonctionnement quasi à l’Américaine, communautaire, avec des quartiers pour chaque nationalité, raconte-t-elle. Ce n’est pas comme en France, où il faut à tout prix s’intégrer. Là-bas, les personnes issues des diasporas partent à la fin de leur contrat. On leur laisse donc le droit de conserver leurs traditions. Au final, cet environnement m’a rendue sensible à toutes les cultures, toutes les nouveautés, m’a appris à devenir flexible, poreuse… »
Grandie dans une famille quasi hermétique à la musique, elle s’abreuve aux hits sur MTV, écoute – « comme tout le monde » – les blockbusters Bob Marley, Céline Dion, Michael Jackson, etc. À 18 ans, elle décolle pour la Tunisie, devient architecte d’intérieur…
Et la musique – surprise !– frappe à sa porte. « Internet fonctionnait mieux, j’échappais à l’influence parentale, et au fil de mes recherches, un seul site me hantait : MySpace », se remémore-t-elle. Sur cet ancêtre des réseaux sociaux, fondé en 2003, principalement utilisé par des musiciens, elle part de ses obsessions, les rappeurs J Dilla ou Flying Lotus, le pape du r’n’b, Usher et l’héroïne neo soul Jill Scott, pour remonter le fil de leurs influences, direction le jazz, Ella Fitzgerald, Etta James. « De fil en aiguille, je me suis intéressée à l’ensemble des musiques afro-américaines, au funk, puis au footwork, sorte de breakdance futuriste, de techno accélérée », développe-t-elle.
Déconstruire les musiques tunisiennes
Au fur et à mesure de ses découvertes, Deena mixe dès 2011, sur le logiciel Traktor, alors en vogue en Tunisie. Puis intègre le collectif de DJ World Full Of Bass, et officie au Plug, un club électro de La Marsa. L’idée de composer de la musique arabe provient de cette interrogation : « Je me demandais pourquoi les musiques tunisiennes ou, plus largement, arabes, souvent jugées ringardes, stagnaient. Le fait de mettre les mains dans ces sons-là, électroniquement, m’a apporté des éléments de réponse. Je me suis fait aussi cette réflexion que des compatriotes audacieux comme Dhafer Youssef ou Anouar Brahem avaient été obligés de s’exiler pour développer leur langage. Ici, en Tunisie, voire dans l’ensemble du Maghreb, les musiciens se heurtent à des impasses économiques : ils n’ont pas de quoi payer leur loyer. De même, il n’y a que peu de structures professionnelles et de salles de concert… »
En 2015, pour développer sa carrière et son langage, Deena déménage donc à Toulouse, puis à Clichy, en France. Aujourd’hui, elle sort son deuxième disque, construit autour de rythmes du monde arabe : le fazzani tunisien, le chaâbi marocain, ou le khaliji des pays du Golfe. « Ce sont des musiques dansantes ultra-populaires, que tout le monde reconnaît dès les premiers sons, dit-elle. Mais évidemment, je les déconstruis, je les réinvente, je les tire vers l’abstraction. » Pour mener à bien son projet, elle a travaillé avec des spécialistes de ces musiques, le Tunisien Khalil Hentati et l’Irako-Britannique Khyam Allami : « Je ne voulais pas commettre d’erreurs ou de mésinterprétation, dit-elle. Mon but était de jouer avec les squelettes, les ossatures exactes extraites de ces musiques traditionnelles, pour les redessiner. »
L’album s’intitule Jbal Rrsas, littéralement la « Montagne de plomb », soit le nom de la deuxième montagne emblématique de Tunisie. « Elle est si belle !, s’extasie-t-elle. Depuis que je la connais, il y a 34 ans, elle me fascine toujours autant avec ses couleurs changeantes au soleil. »
Et ainsi se révèle son disque : irisé, gorgé de détails, de scintillements et de pierres précieuses, une montagne à gravir aux couleurs en perpétuelles métamorphoses… Et sur cette estampe rugueuse, sur ce paysage tunisien, se posent ses mots scandés : cette sympathisante des mouvements féministes et queers y dénonce les dérives politiques de son pays, et des sociétés musulmanes qui parfois oppriment et musèlent leurs citoyens.
Grandie dans les rangs de la Révolution de Jasmin, Deena Abdelwahed fait donc résonner sa voix, et élève ses boucles haut dans le sillage d’une électro salutaire « venue des pays du Sud ». Avec elle, et d’autres de ses homologues avec qui elle garde le contact et échange autour de leurs créations respectives, la musique arabe regarde son avenir dans les yeux.