« L’IA pour les Africains, par les Africains, résolvant les problèmes africains. » C’est le message qui s’affiche sur le site de Lelapa AI, qui signifie « maison » en Sotho et Tswana. Cofondatrice et PDG de l’entreprise, Pelonomi Moiloa est l’une des premières entrepreneuses africaines à se consacrer au développement de produits d’intelligence artificielle. Saluée par le Time dans son top des personnalités les plus influentes en intelligence artificielle, Pelonomi Moiloa est convaincue que la technologie peut contribuer au développement du continent.
Lutter contre les biais des modèles IA
« Lelapa AI a été fondée parce que l’expérience nous a montré que lorsque nous importons des modèles développés en Occident pour les déployer dans le contexte africain, ils échouent souvent. Parfois, non seulement cette technologie ne fonctionne pas, mais elle est nuisible », explique la trentenaire au média El Pais. Selon elle, les risques détectés dans les biais de l’IA dans le reste du monde sont encore plus dangereux en Afrique. « L’héritage de l’apartheid en Afrique du Sud a poussé certaines personnes à vivre, pour la plupart, dans certaines régions. Par conséquent, lorsque vous utilisez la localisation dans un modèle de crédit pour déterminer si une personne est éligible à un prêt hypothécaire, la race peut en fait entrer en jeu », affirme-t-elle. « Un biais dans ce sens n’a pas été introduit, mais le modèle l’a appris grâce aux informations qui lui ont été fournies. »
Grâce à ces mécanismes, la technologie absorbe les préjugés sociaux et perpétue « les structures de pouvoir et la violence, et avec elles, la discrimination ». Pour lutter contre ces biais, la fondatrice de Lelapa AI s’engage dans une approche constructive : « Il y a un processus très conscient sur le type de données que nous mettons dans la machine. Au lieu d’avoir un ChatGPT qui examine l’ensemble d’Internet et inclut toutes les opinions terribles que nous ne voulons pas connaître, nous sommes en mesure de modérer, dans une certaine mesure, ce à quoi cette machine est exposée. Nous décidons de ce qui est bien et de ce qui ne va pas. Cela signifie qu’il existe un filtre avec lequel nous entraînons la machine, qui inclut des parties de notre culture et de notre héritage. » L’entrepreneuse fait référence à l’introduction des langues africaines dans la formation des modèles linguistiques d’IA, mais aussi au contenu lié aux philosophies et aux visions du monde du continent.
Valoriser la richesse culturelle du continent
L’une de ses principales préoccupations est de mettre fin à l’invisibilité des langues africaines dans la technologie. « Nous avons besoin que nos langues soient représentées, car elles présentent une grande variété de spécificités et de nuances. Nous devons décoloniser la technologie et l’aligner sur les archives de notre histoire, de nos langues et des données que nous utilisons pour alimenter ces outils », dit-elle. Dans cette optique, Lelapa AI a lancé le projet VulaVula, qui se concentre sur le traitement du langage naturel. Une technologie utilisée notamment dans les systèmes de traduction automatique ou les assistants vocaux, et qui permet à une machine de « comprendre » et d’interagir en utilisant le langage humain. VulaVula offre une prise en charge linguistique pour tout service automatisé dans des langues sous-représentées, à commencer par le zoulou, le xhosa, le sesotho et l’afrikaans.
Un pari risqué
Si la chercheuse voit en l’IA un formidable levier de développement pour l’Afrique, elle ne cache pas ses inquiétudes quant aux défis et aux menaces que cette technologie implique. « Encore une fois, la plupart des ressources naturelles nécessaires à la production de cette nouvelle technologie se trouvent en Afrique. L’Union européenne compte par exemple parmi ses principaux fournisseurs de matières premières considérées comme critiques (bauxite, tantale, iridium, ruthénium ou rhodium) des pays africains comme la Guinée, la République démocratique du Congo ou l’Afrique du Sud Nous savons que depuis plus de 100 ans, l’Afrique a été pillée pour extraire nos ressources, pour les rendre les moins chères possibles. Et penser que ces ressources vont être encore plus précieuses m’inquiète beaucoup. Il y aura des acteurs internationaux intéressés à promouvoir l’instabilité. Je ne sais pas comment nous pouvons nous en protéger, mais nous devons le faire », prévient l’entrepreneuse.
« L’expérience africaine peut être un modèle pour le reste du monde »
Consciente des risques, Pelonomi Moiloa reste toutefois enthousiaste au regard du champ des possibles. Elle évoque les usages dans l’agriculture, l’initiative sud-africaine MomConnect, qui améliore l’accès aux soins de santé pour les femmes enceintes, mais aussi son utilisation en microfinance très répandue sur le continent africain. L’entrepreneuse reconnaît qu’il existe des défis (la connexion Internet, la production d’énergie ou la portée de la technologie dans les zones reculées…) mais estime que l’Afrique peut servir d’exemple : « L’expérience africaine peut être un modèle pour le reste du monde, montrant que d’énormes machines, qui nécessitent beaucoup d’énergie et des millions de dollars d’investissement, ne sont pas nécessaires pour créer quelque chose de significatif. Je crois honnêtement que l’IA a le potentiel de contribuer à rendre l’avenir meilleur pour davantage de personnes. Il n’y a pas d’autre choix. Face à des problèmes tels que le changement climatique, par exemple, et l’instabilité sociale, qui touchent tout le monde, nous avons besoin d’outils pour aider les humains à devenir de meilleurs humains. L’IA peut le faire, car c’est un outil puissant. »