La catastrophe que subissent son pays et sa région devrait donner au président kényan William Ruto tous les arguments pour interpeller ses interlocuteurs à la 28e Conférence des parties sur le climat (COP28) sur l’urgence climatique en Afrique. Au moment où s’ouvre la conférence à Dubaï, aux Emirats arabes unis, jeudi 30 novembre, le Kenya, l’Ethiopie et la Somalie sont le théâtre de ce que les humanitaires qualifient d’inondations du siècle. Causées par le phénomène climatique El Nino, elles ont fait au moins 265 morts et plus d’un million de déplacés, selon les bilans provisoires donnés par les trois pays. Avant ces crues records, la Corne de l’Afrique sortait péniblement de la pire sécheresse qu’elle a connue en quatre décennies.
Le chef de l’Etat kényan a reçu les délégations africaines en septembre à Nairobi, lors du tout premier Sommet africain de l’action pour le climat, durant lequel il s’est saisi du rôle de porte-parole du continent sur les questions climatiques. Cette sorte de pré-COP fut l’occasion de rappeler l’injustice que subit l’Afrique, le continent est le plus vulnérable face aux conséquences du changement climatique tout en étant celui qui émet le moins de gaz à effet de serre.
Les délégations de tous les pays africains ont profité du rendez-vous de Nairobi pour s’accorder sur une déclaration censée représenter leur position à la COP28. William Ruto devrait symboliquement la porter, notamment en raison de sa position de président en exercice du Comité des chefs d’Etat africains sur les changements climatiques de l’Union africaine. Avant lui, seul l’ancien premier ministre éthiopien Mélès Zenawi avait hérité d’un tel rôle, lors de la COP15 de Copenhague, en 2009.
« Une nouvelle énergie »
Outre les phénomènes climatiques extrêmes qui le touchent, le Kenya s’impose comme l’un des principaux interlocuteurs pour le climat en Afrique. La première économie d’Afrique de l’Est génère 90 % de son électricité à partir d’énergies renouvelables. Nairobi a par ailleurs accueilli mi-novembre le Sommet international de lutte contre la prolifération des déchets plastiques. Bon élève en la matière, le pays a interdit l’usage de sacs plastiques dès 2017.
« William Ruto a apporté un changement en Afrique, il insuffle une nouvelle énergie, il est la figure dont nous avions besoin sur les questions climatiques, explique Serah Mekka, directrice de l’organisation de lutte contre la pauvreté ONE Campaign. Il a une certaine légitimité, non seulement grâce au modèle vert kényan, mais aussi car il tient tête aux pays développés sur le financement de l’action climatique. » Lors de la COP28, le Kenya sera à l’initiative, au côté de la France, d’un groupe de réflexion pour une réforme de la fiscalité internationale.
A ce sujet, le président kényan qualifiait à Paris, le 23 juin, l’architecture financière actuelle « d’injuste, de punitive et d’inéquitable » lors du Sommet pour un nouveau pacte financier mondial. Une position entérinée par la déclaration de Nairobi. A la COP28, le bloc africain plaidera pour des mesures de restructuration de la dette et l’établissement de prêts concessionnels – à conditions préférentielles – pour faciliter les efforts de transition énergétique et d’adaptation au défi climatique. Le continent s’estime doublement victime/en plus d’être le plus vulnérable face aux aléas climatiques, il n’a pas les moyens financiers d’y répondre.
« Continent victime »
« Nous voulons des positions tranchées en termes de justice climatique, nous voulons être reconnus comme un continent victime et nous souhaitons que le monde mobilise des ressources financières accessibles et prévisibles », résume un négociateur africain à la COP, sous couvert d’anonymat car non autorisé à parler aux médias. La mise en place d’un Fonds vert annuel de 100 milliards de dollars (91 milliards d’euros) pour permettre aux pays du Sud de s’adapter au réchauffement climatique, promis en 2009, a pris du retard. La somme pour l’année 2021 a été atteinte avec deux ans de retard, selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Cependant, le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) estime que « le déficit de financement pour l’adaptation au changement climatique se creuse, et se trouve désormais compris entre 194 et 366 milliards d’euros par an ».
Un fonds similaire, nommé « Pertes et dommages », destiné à aider les pays touchés par le réchauffement climatique, dont le principe a été accepté lors de la COP27 en Egypte, est prévu au menu des discussions à Dubaï. « Obtenir ces deux garanties de financement est le fondement de notre action lors de la COP », assure le négociateur africain précédemment cité. Il s’agit « d’une question de vie ou de mort pour les personnes confrontées aux graves conséquences du réchauffement climatique », renchérit Ann Harrison, conseillère sur les questions climatiques pour Amnesty International.
Pour le reste, le Sommet africain de Nairobi a révélé les divergences qui séparent certains pays africains. « On s’est disputés au lieu de discuter », confie le membre d’une délégation d’Afrique centrale, sous couvert d’anonymat. La déclaration de Nairobi, âprement négociée, propose notamment une taxe carbone « sur les combustibles fossiles, le transport maritime et l’aviation, (…) qui pourrait être augmentée par une taxe mondiale sur les transactions financières ». Une mesure à laquelle s’opposent les plus gros pollueurs du continent comme l’Afrique du Sud.
« Mine d’or économique »
Mais le leadership de William Ruto, parfois perçu par ses pairs comme un accaparement de la lutte climatique – notamment sur la question des crédits-carbone, agace sur le continent. « Nous craignons qu’il fasse cavalier seul, qu’il utilise la légitimité du continent pour assurer ses propres intérêts », témoigne un diplomate africain. L’importance qu’il donne aux crédits-carbone, dont le Kenya capte déjà environ un quart des revenus africains, a fait grincer des dents. Ce système de compensation permet aux industries les plus polluantes de se voir attribuer des quotas d’émissions de gaz à effet de serre qu’elles peuvent éventuellement dépasser en achetant des crédits sous forme de projets de réduction des émissions ou de séquestration de carbone.
Présenté comme une « mine d’or économique » par le président kényan, le marché aurait le potentiel de créer 30 millions d’emplois et amener 50 milliards de dollars de revenus en Afrique à la fin de la décennie selon l’Initiative africaine sur les marchés du carbone (ACMI). « Le problème, c’est que Ruto mise opportunément sur ce créneau pour canaliser des flux financiers rapidement tandis que nous, en Afrique, notre priorité absolue reste l’adaptation au changement climatique », estime le diplomate.
Fervent promoteur d’une « croissance verte positive » et « de solutions climatiques », William Ruto a parfois des difficultés à rallier le continent à son discours. Notamment car cet agronome de formation est parfois accusé dans son pays de se montrer d’une grande éloquence à la tribune des Nations unies ou du Parlement européen mais d’être bien moins impliqué sur les questions climatiques locales, un thème absent de sa campagne en 2022. Depuis son élection, le président kényan a ainsi pris une série de mesures controversées qui vont de la levée de l’interdiction de l’exploitation forestière à la construction d’un gazoduc avec la Tanzanie, en passant par un projet de centrale nucléaire.
Un homme pressé
Malgré tout, dans un contexte de décarbonation de l’économie mondiale, l’Afrique se présente à Dubaï avec de nombreux atouts – le bassin du Congo est le deuxième puits de carbone du monde – et un potentiel inégalé en énergies renouvelables. « Nous avons le plus grand réservoir d’énergie renouvelable dans le monde (…) : 60 % du potentiel solaire du monde se trouve en Afrique », assurait William Ruto devant le Parlement européen à Strasbourg, le 21 novembre, pour inviter les Européeens à investir sur le continent. En 2021, celui-ci n’attirait que 0,6 % des investissements mondiaux dans les énergies renouvelables, selon le cabinet de recherche Bloomberg New Energy Finance.
William Ruto est un homme pressé. « J’entends dire qu’il y a un projet de COP29, mais cela doit être abandonné, provoquait-il en juin. Nous avons besoin d’une COP28 qui réponde aux défis climatiques une bonne fois pour toutes. » En Egypte, l’an dernier, il qualifiait les « blocages, les tactiques d’évitement et la procrastination » des pays développés de stratégie « cruelle et injuste ».