Le travail de cette passionnée de photographie commence à se voir. Il figure en grand, à Londres, pour annoncer l’ouverture le 29 juin d’Africa Fashion, une exposition sur la mode africaine au Victoria & Albert Museum. Marie Gomis-Trezise, galeriste à Bruxelles et directrice de création du magazine d’art et de culture Nataal (« abondance » en peul), basé à Londres, explique que la commissaire de l’exposition, Christine Checinska, première femme noire aux manettes d’un événement majeur dans ce grand musée, a demandé à sa publication une séance photo pour l’expo – ainsi qu’un petit film. Une marque de reconnaissance pour Nataal, lancé en 2015, qui fait la promotion d’une nouvelle vague de talents africains et diasporiques. « Les images sont tellement bien qu’elles ont été utilisées pour la campagne de publicité de l’expo ! Quelle joie de les voir dans le métro à Londres ! ».
Cette fonceuse est née et a grandi à Marseille. De la cité phocéenne, qui reste l’une de ses « bases », elle a perdu l’accent, sauf pour dire certains mots. À la fin des années 1980, elle devient fille au pair en Angleterre, puis décroche un travail de vacances à Monaco, où elle est engagée comme secrétaire. En pleine explosion de la bande FM, une de ses collègues la présente à la radio où elle est animatrice. La voilà qui écume les concerts sur la côte et interviewe des artistes, parmi lesquels Lenny Kravitz, en anglais. « Ce n’était pas payé, mais c’était fun. Quand j’ai perdu mon travail à Monaco, je me suis dit : va à Paris et travaille dans la musique. »
Les échelons gravis quatre par quatre
Dont acte. Elle commence comme secrétaire chez BMG, une « major », et gravit les échelons rapidement pour devenir en quatre ans directrice artistique de Disques Vogue, un petit label des années 1960 vieillissant. « On a ramené un catalogue de Drum & Bass, personne n’y connaissait rien en France ». Elle passe ensuite chez Columbia Records, signe des pointures comme DJ Cam et Stomy Bugsy, mais commence à s’ennuyer.
Nouveau choix radical dans sa carrière : retour à la case départ, en Angleterre. « J’en avais marre des grands labels et de Paris. J’avais envie d’être avec mon mari, qui est anglais. Tout ce qui m’intéressait se passait à Londres ». Elle part en 2000, continue dans la musique jusqu’en 2006 – et lâche ce secteur à cause de son rythme, qui ne lui convient plus avec deux jeunes enfants. « Je suis devenue masseuse. On m’a toujours dit que je faisais ça bien. Ma mère est de Casamance et dans notre ethnie [les Diolas; Ndlr], nous avons ce savoir-faire ». Elle travaille en free Lance dans son quartier « bobo » de Crouch End, entre Finnsbury Park et Highgate. Le bouche-à-oreille fonctionne, elle va de studios en hôtels, ou chez « les gens », souvent des célébrités de la musique et du cinéma, avec sa table de massage.
De la musique à la photographie
En 2008, en pleine crise financière, elle et son mari font le choix de s’installer à Bruxelles, pour y trouver une meilleure qualité de vie au cœur de l’Europe. Elle remet un pied à l’étrier dans la musique, ce qui l’amène assez vite à la… photographie. « Mon expérience dans la production musicale et le développement d’une image pour les artistes m’a amené à connaître un bon réseau de photographes et de réalisateurs de clips. J’adore la photo, j’avais des followers sur Tumbler et Pinterest, tout le monde me disait que j’avais un bon œil ».
Son compagnon l’encourage à monter une galerie, au point de lui prendre un billet d’avion pour le Sénégal, en 2015, en lui recommandant de passer à l’action. « Je n’y étais pas retournée depuis l’enfance ! Je me suis étonnamment sentie chez moi de manière instantanée. Ce voyage m’a ouvert les yeux sur ce que je voulais montrer : des gens issus de la diaspora qui partagent les mêmes expériences que moi, ce questionnement d’identité, d’appartenance. Je voulais des conversations sur ce sujet ».
Une galerie virtuelle à Bruxelles
Elle lance en 2019 la Galerie Number 8, virtuelle, qui vend sur le site Artsy, expose dans les foires d’art contemporain en Europe et les festivals tels que Vogue Italia. Déterminée à montrer une esthétique différente, elle a notamment repéré Campbell Addy, Londonien d’origine ghanéenne de 30 ans, avant qu’il ne se fasse un nom dans la photo de mode. Autre artiste qu’elle a signé, après l’avoir découvert en ligne sur Flickr : David Uzochukwu, Autrichien et Nigérian, un génie de 24 ans dont elle admire « l’imaginaire, la fantaisie et la capacité de rêver ». L’une de ses photos, Wildfire, est le plus gros succès de la galerie.
« Il y a une résilience dans cette photo qui me touche, de la mélancolie, explique Marie Gomis-Trezise. Cette guerrière semble sortir d’un champ de bataille, avec de la cendre sur ses vêtements, ce que j’interprète comme une victoire. Elle est en train de se relever et non de souffrir ». Autre image marquante pour elle, celle de Djeneba Aduayum, présentée dans un vernissage d’anthologie à la Maison Rouge dans le off de la Biennale de Dakar 2018. Elle lui a valu un compliment du grand plasticien ghanéen El Anatsui : « la plus belle chose » qu’il ait vu à Dak’Art.
À la question de savoir pourquoi il importe encore, en 2022, de changer le narratif sur les « Afropéens », elle répond posément : « Avant toute la scène post-coloniale d’artistes en studio, nous avons surtout été objectivés en tant que Noirs. Aujourd’hui, notre propre regard prévaut pour dire qui nous sommes et ce que nous ressentons, avec une autre génération très libre – sortie des diktats que pouvaient nous imposer nos parents – qui donne aussi une représentation de son époque. »
Marie Gomis-Trezise, qui ne manque pas de flair, estime que « Paris est en plein éveil, avec une vraie scène d’artistes diasporiques, une mixité jusque dans les clubs, un peu plus cool qu’à mon époque, et plus de diversité dans les industries créatives ». Une prochaine étape, peut-être.