À l’origine d’Afriquatuors, il y a le pari un peu fou de deux amoureux de la musique : rejouer des standards de l’époque des grands orchestres africains subsahariens, quand les guitares électriques s’invitent à compter des années 1960 à la table des traditions, avec des instruments d’ordinaire dédiés à la musique classique occidentale. Cette aventure peu banale, on la doit à Julien Reyboz, ingénieur du son et à son compère Christophe Cagnolari, compositeur et saxophoniste. En 2019, dans le cadre du festival Africolor et sous l’impulsion de son directeur Sébastien Lagrave, ils ont inventé Afriquatuors.
La création poursuit aujourd’hui son odyssée sous forme d’album, une réjouissante galette, et de concerts. Preuve que le jeu en valait la chandelle et que l’exercice ne relevait pas seulement d’une prouesse technique mais bien d’un renouvellement artistique. Aux manettes de la table de mixage et à la prise de son, œuvre Julien Reyboz. Aux arrangements et à la direction artistique, Christophe Cagnolari. Pour donner corps à ce projet, ils ont embarqué dans cette réécriture deux quatuors – un à cordes (violons, violoncelle, contrebasse) et un à vent (basson, clarinettes, cor) – deux percussionnistes et quatre voix notoires du continent noir, Ballou Canta, Sekouba Bambino, Sam Mangwana et Tina Kloutse. Ensemble, ils nous introduisent à cette musique de chambre un peu particulière, convient Christophe Cagnolari : « une chambre avec des lits à baldaquin mais avec, accrochés au mur, des portraits de Franco Luambo Makiadi », monument de la rumba congolaise.
Au menu des reprises donc, le maestro Franco. Mais aussi les chansons à succès de son compatriote Papa Wemba, du Camerounais Francis Bebey, du fameux orchestre guinéen du Bembeya Jazz, du Nigérian Isaiah Kehinde Dairo et du Gabonais Hilarion Nguema. Un répertoire varié, représentatif des belles heures de la musique africaine. Alors comment s’y prendre pour l’inscrire dans le cadre d’une interprétation classique sans faillir ? Première étape, faire sonner autrement les instruments modernes ou traditionnels d’origine. « Il a d’abord fallu trouver le juste équilibre sonore détaille Christophe Cagnolari, parce qu’une batterie, en termes de niveau sonore, prend beaucoup de place. Une guitare électrique, ça pose d’autres questions. Comment par exemple reproduire les effets d’une pédale de Delay ? Un instrument a joué, puis un autre en décalé, beaucoup plus faible derrière. J’ai dû ainsi inventer des procédés. » Et ça fonctionne à merveille.
Au point que les confrères des chanteurs Ballou Canta et Sekouba Bambino n’en croyaient pas leurs oreilles. « Quand j’ai fait écouter ça aux membres du Bembeya Jazz sourit Sekouba Bambino, griot et chanteur lead de cet orchestre mythique, impossible de leur faire entendre qu’il n’y avait pas de guitare électrique ! “Mais quel diable a fait ça”, m’ont-ils lancé ! » Même son de cloche pour Ballou Canta, qui reprend son propre titre Amour Madidina, un morceau enlevé de soukouss, genre dérivé de la rumba dont il est l’une des cheville-ouvrières : « Christophe a réussi à garder le groove du soukouss, ce qui n’était pas évident, il n’y a que des guitares ! Il est parvenu à faire sonner des cordes comme si des guitares jouaient. »
De leur côté, ces chanteurs ont dû s’adapter pour passer d’une musique souvent improvisée à une musique écrite et se déposséder de certaines habitudes. « C’est vrai qu’avec Afriquatuors, on a acquis une autre manière d’affronter la musique, reconnait Ballou Canta, car nous, Africains, en général, chantons au feeling. Là, il y avait une certaine discipline qu’il fallait suivre. Mais on se créait des espaces tout de même, on se permettait parfois de sortir de l’autoroute ! » Une adaptation à double sens puisque les instrumentistes de formation classique ont aussi dû se mettre au diapason d’une manière de faire tout africaine.
« Ils ne pouvaient pas juste rester collés sur leurs partitions, commente Christophe Cagnolari, à un moment donné, il fallait ouvrir ses oreilles car il y avait un rapport, une énergie qui ne leur étaient pas familière. Sur scène, c’est une vigilance différente. C’est une dialectique, chacun doit faire un pas vers l’autre. Il ne suffit pas de jouer les notes mais il faut que ça danse aussi. Ambiancer, avec une écriture musicale assez exigeante, c’est là la difficulté. » On retrouve finalement dans cet art de s’écouter les uns les autres le propre de la musique de chambre : une formation réduite, en opposition à l’orchestre symphonique, qui de ce fait, induit une interaction entre musiciens et une attention mutuelle. C’est dans ce partage que Christophe Cagnolari a pu mettre en œuvre la deuxième étape de cette entreprise : emmener cette musique africaine ailleurs, la faire voyager, la doter d’autres couleurs harmoniques. Avec toujours ce garde-fou, précise-t-il : « la respecter, donc ne pas trop complexifier les choses pour en garder l’esprit vivant. »
La reprise par Afriquatuors du Stabat Mater Dolorosa de Francis Bebey est sans doute la plus emblématique de tout l’album. Le fameux musicien camerounais était parti en 1997 du texte classique de cet hymne du Moyen Âge occidental pour lui adjoindre instruments traditionnels, modernes, sons d’ambiance et créer sa propre mélodie. Chanté en français et en anglais, ce titre est devenu un classique africain. Vingt-cinq ans plus tard, il refait le chemin inverse avec notre arrangeur français. « Ce morceau parle finalement de ces ping-pongs entre les cultures, conclut Christophe Cagnolari. Il illustre bien le fait qu’elles sont dans un échange permanent, elles n’appartiennent à personne et il faut qu’elles continuent à circuler. » Comme l’assure Ballou Canta, avec Afriquatuors, le public amateur de musique classique ne sera pas dépaysé. Quant aux musiques africaines encore trop souvent déconsidérées et mal connues, voilà pour elles un pont en or.




