L’influence croissante de la Russie en Afrique au cours de la dernière décennie, mise en évidence par l’invasion de l’Ukraine par Moscou, a suscité de vives inquiétudes, obligeant les Européens à s’efforcer de trouver des moyens de contrer cette influence.
Alors que la Chine mesure son influence sur l’Afrique en fonction du volume des investissements dans les infrastructures, l’Union européenne tente d’établir une relation politique et économique globale fondée sur le commerce, l’investissement, l’aide et le soutien technique de Bruxelles, en contrepartie d’un contrôle accru de l’immigration clandestine par les États africains.
Pour sa part, la stratégie de la Russie en Afrique a jusqu’ici consisté en un mélange de ventes d’armes, de soutien politique à ses dirigeants autoritaires et de collaboration en matière de sécurité au détriment de l’influence française dans la région du Sahel et en Afrique centrale. Cette stratégie se fait généralement en échange d’opportunités commerciales et d’un soutien diplomatique en faveur des préférences de la Russie en matière de politique étrangère.
Après quatre années de négligence sous l’administration de Donald Trump, son successeur Joe Biden a entrepris, quant à lui, de restaurer l’influence des États-Unis en Afrique.
« La diplomatie de la navette »
La popularité relative de Moscou dans les pays du Sud ne cesse de susciter le mécontentement des observateurs occidentaux.
Plus récemment, les semaines au cours desquelles une visite du ministre russe des Affaires étrangères, Sergey Lavrov, est suivie ou précédée d’une visite de hauts fonctionnaires de l’Union européenne ou des États-Unis sont devenues monnaie courante.
Au cours de sa première tournée sur le continent en janvier, M. Lavrov s’est rendu en Afrique du Sud, en Eswatini, en Angola et en Érythrée. Lors de la deuxième, en février, il s’est rendu au Mali, en Irak, au Soudan et en Mauritanie afin de renforcer le soutien à la Russie en Afrique.
La Russie utilise depuis longtemps la « diplomatie de la mémoire » en Afrique, mais après l’invasion de l’Ukraine par Moscou, ces tactiques ont vraiment commencé à porter leurs fruits.
La diplomatie de la mémoire est une forme de diplomatie par laquelle des États ou des groupes politiques tentent d’améliorer leurs relations et leur réputation en exportant des pratiques commémoratives et des récits historiques et en associant leurs propres récits historiques à ceux d’un autre pays.
« La Russie essaie de se présenter aux Africains comme une puissance anticoloniale, avec une forte dose de victimisation à l’égard de l’Occident, qui semble trouver un écho dans la région », a reconnu un responsable européen mécontent de la situation.
« Ce que de nombreux pays de la région ne reconnaissent pas, c’est que Moscou elle-même n’a pas hésité à exercer un colonialisme brutal dans son voisinage », a précisé le responsable européen.
L’Afrique du Sud constitue pour sa part l’exemple le plus frappant de la lutte d’influence de l’Occident contre l’offensive de charme de la Russie sur le continent.
« La Russie est l’une des rares puissances mondiales à ne pas avoir eu de colonies en Afrique ou ailleurs et à ne pas avoir participé à la traite des esclaves tout au long de son histoire. La Russie a contribué, de toutes les manières possibles, à ce que les peuples du continent africain accèdent à la liberté et à la souveraineté », a indiqué l’ambassade de Russie à Pretoria sur Twitter l’année dernière, provoquant la colère de l’Europe et des États-Unis.
En l’espace de quelques jours, M. Lavrov, la secrétaire américaine au Trésor Janet Yellen, ainsi que le chef de la diplomatie de l’UE, Josep Borrell, se sont rendus dans le pays.
Pretoria entretient des liens historiques forts avec Moscou, qui remontent au soutien apporté par la Russie au Congrès national africain à l’époque de l’apartheid, et a adopté une position officielle de neutralité dans le conflit, au grand dam de Washington et de Bruxelles.
« J’espère vraiment que l’Afrique du Sud, notre partenaire stratégique, mettra à profit ses relations étroites avec la Russie ainsi que son rôle au sein du groupe des BRICS pour convaincre la Russie de mettre fin à cette guerre insensée », a déclaré M. Borrell aux côtés de Naledi Pandor, ministre des Relations internationales et de la Coopération de Pretoria.
Avant cela, Mme Pandor avait réservé un accueil chaleureux à M. Lavrov.
Interrogée par un journaliste sur son intention de réitérer l’appel lancé par son ministère au début de l’année dernière demandant à la Russie de se retirer de l’Ukraine, elle a répondu par la négative, soulignant les importantes livraisons d’armes à l’Ukraine qui ont eu lieu depuis.
Des exercices militaires très critiqués avec la Chine et la Russie ont ensuite eu lieu le mois suivant, auxquels l’UE a répondu que Pretoria avait le droit de suivre sa propre politique étrangère. Elle a toutefois fait remarquer que ces exercices n’étaient pas ce que le bloc « aurait préféré ».
Sécurité alimentaire, entre désinformation et propagande
Au-delà de la guerre diplomatique, il en est une autre.
Le président russe Vladimir Poutine a accusé à plusieurs reprises l’Occident d’être responsable de l’interruption des chaînes d’approvisionnement mondiales. Ce phénomène a durement affecté les États africains, qui sont particulièrement dépendants des importations de blé et de céréales.
Le Fonds monétaire international (FMI) a indiqué que les prix des aliments de base en Afrique subsaharienne ont augmenté en moyenne de 23,9 % entre 2020 et 2022.
Les dirigeants de l’UE avaient appelé les États africains à ne pas se laisser prendre au piège d’une campagne de propagande menée par la Russie, selon laquelle l’insécurité alimentaire mondiale actuelle serait due à la perturbation de l’approvisionnement mondial en céréales et en engrais résultant des sanctions occidentales contre Moscou.
Pour les experts, l’une des principales raisons qui expliquent pourquoi certains récits de désinformation pro-russes au sujet de la guerre en Ukraine ont trouvé un écho, notamment en Afrique et en Asie du Sud-Est, réside dans le fait qu’ils ont réussi à puiser dans les sentiments anti-américains et anti-occidentaux préexistants.
Les responsables de l’UE ont préconisé l’adoption d’une approche plus proactive face à la désinformation et à la propagande, mais l’Union n’a disposé jusqu’à présent que de ressources limitées pour faire face à ce problème.
« Vous devez exposer vos vérités, et vous devez avoir un plan, et vous devez riposter, parce que les Russes, tout comme les Chinois, le font de manière très bien organisée, comme dans un réel combat », a déclaré un haut fonctionnaire de l’UE l’été dernier, évoquant les efforts de l’UE.
« La guerre mondiale des récits bat son plein et, pour l’instant, nous ne gagnons pas », a admis peu de temps après le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell.
Pourtant, le récit russe perdure, et évolue.
Récemment, l’UE a annoncé qu’elle lancerait une nouvelle plateforme de lutte contre les campagnes de désinformation menées par la Russie et la Chine.
Au-delà de cette plateforme, Josep Borrell a également annoncé qu’il prévoyait de renforcer les délégations de l’UE à l’étranger avec des experts en désinformation « afin que notre voix soit davantage entendue », dans le cadre d’une « bataille à long terme » qui « ne sera pas gagnée du jour au lendemain ».
« C’est l’une des grandes batailles de notre temps et cette bataille doit être remportée », a déclaré M. Borrell.
Les missions et les opérations de l’UE constituent des « cibles » grandissantes pour la désinformation et la manipulation de l’information par des acteurs étrangers, a récemment déclaré un haut fonctionnaire de l’UE aux journalistes. Par ailleurs, les délégations de l’UE « sont confrontées à un risque croissant de devenir la cible de ces initiatives, avec des menaces potentielles mettant le personnel en danger », a-t-il poursuivi.
Certains éléments indiquent toutefois que les dirigeants africains se montrent de plus en plus hostiles aux tentatives de la diplomatie occidentale de cibler la Russie.
Le président de l’Union africaine, Macky Sall, s’est dit préoccupé par la loi sur la lutte contre les activités malveillantes de la Russie en Afrique (Countering Malign Russian Activities in Africa Act) — un projet de loi visant les activités du groupe Wagner en Afrique — actuellement à l’étude au Sénat américain. Il estime que cette loi pourrait se traduire par des sanctions à l’encontre des entreprises africaines qui entretiennent des relations commerciales avec leurs homologues russes.
L’ombre de Wagner
L’ombre de l’influence russe plane également sur les priorités diplomatiques et sécuritaires de l’UE au Sahel.
La source européenne a notamment évoqué la mission de formation de l’UE en République centrafricaine, où des informations selon lesquelles des instructeurs de l’UE auraient fourni une formation aux forces locales contrôlées par le groupe mercenaire russe Wagner ont suscité des inquiétudes quant à l’influence déstabilisatrice accrue de Moscou dans la région.
L’UE a récemment engagé des programmes visant à lutter contre ce que la Commission européenne décrit comme étant la « désinformation » russe sur les réseaux sociaux au Sahel.
Les responsables à Bruxelles sont également parfaitement conscients que la Russie souhaite étendre sa présence dans la région via le groupe Wagner, mais il n’est pas certain qu’ils puissent faire quelque chose pour l’en empêcher.
Les régimes militaires du Mali et du Burkina Faso ont renforcé leurs relations diplomatiques avec la Russie, et il est probable que le Tchad, le Niger et d’autres pays du Sahel et des régions voisines deviennent également la cible du Kremlin.
Le regard tourné vers l’Est
L’Union européenne devrait, dans les mois à venir, proposer des mesures d’incitation financière — potentiellement à hauteur de plusieurs milliards d’euros — principalement en faveur des États d’Afrique du Nord, pour le contrôle des flux migratoires. De telles mesures interviennent après que les dirigeants de l’Union ont souligné, lors de leur propre sommet à Bruxelles le mois dernier, la nécessité de procéder à davantage de rapatriements et de lutter contre les passages irréguliers aux frontières.
Au cours d’une réunion entre la Commission européenne et l’Union africaine en novembre, les deux parties ont convenu que l’UE commençerait à allouer des fonds pour des investissements dans les infrastructures à partir de son programme « Global Gateway ». L’UE devrait également apporter son soutien à la création d’une Agence africaine des médicaments (AAM), parallèlement à la mise en place d’un « dialogue de haut niveau sur l’intégration économique visant à renforcer les relations commerciales et les investissements durables ».
Le programme « Global Gateway » de l’UE, qui se veut la réponse de l’Union à l’initiative chinoise de « nouvelle route de la soie », prévoit le versement de 750 millions d’euros aux États africains pour le financement d’infrastructures au cours de l’année à venir.
Il s’agit toutefois de faibles montants par rapport aux offres chinoises ou américaines. En effet, le gouvernement de M. Biden a promis d’investir au moins 55 milliards de dollars en Afrique au cours des trois prochaines années et souhaite accroître les échanges bilatéraux avec l’Afrique grâce à l’exemption de droits de douane et de quotas prévue par sa loi sur la croissance et les possibilités économiques en Afrique (Africa Growth and Opportunity Act). Les diplomates africains déplorent régulièrement que l’accès aux financements de l’UE soit soumis à davantage d’obstacles bureaucratiques.
En revanche, la Russie n’est pas alignée sur ses rivaux internationaux en ce qui concerne la campagne menée par l’UE et la Chine en faveur d’un siège pour l’Union africaine au sein du G20, alors que les États-Unis et l’Europe sont également favorables à l’accès de l’Afrique au statut de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies.
Cependant, la réalité est que Moscou a réussi à acquérir une influence politique en Afrique plus importante que ce que son investissement économique et diplomatique suggère. Pendant la majeure partie de la dernière décennie, les responsables européens ont éprouvé un sentiment de frustration grandissant face à l’influence économique croissante de la Chine en Afrique subsaharienne. Ils ont désormais de plus en plus de raisons de porter leur regard vers l’Est avec inquiétude.